Il aurait aimé qu'elle ne soit née que pour lui, et que son coeur ne batte qu'au rythme de ses mots. Il aurait aimé avoir le droit de l'observer durant des heures sans qu'elle ne finisse par trouver cela étrange, et il aurait aimé pouvoir prononcer son nom dans ses chansons. Mais il ne le pouvait pas, n'en avait pas le droit, car alors, il le savait, elle lui tournerait le dos à jamais. Le contrat était tacite, mais en étant resté à ses côtés, il avait conscience de l'avoir involontairement signé : elle était sa muse, mais elle ne lui appartenait pas. Elle était son amie, et ne serait jamais plus que cela. Il pouvait bien caresser les courbes de sa guitare en imaginant les siennes sous ses doigts, mais jamais il n'aurait le droit de faire plus que cela, et encore moins de lui avouer, même à demi-mot, ses véritables sentiments. En avait-elle conscience ? Certainement. Mais elle avait toujours fait semblant. Car c'est ce qu'elle avait toujours fait, ce qu'elle avait toujours été : des rires lorsqu'elle n'était que pleurs, de force lorsqu'elle n'était que faiblesse, elle n'était jamais ce qu'elle était censée être, toujours à mille lieues de ce qu'elle était vraiment. Elle faisait semblant de vivre parmi nous, semblant de danser sur la scène du monde alors qu'elle n'était elle-même que dans sa tête, ou seule dans sa chambre, lorsque plus personne ne pouvait la voir. Il avait eu le malheur de tomber amoureux d'une flamme, aussi chaude et lumineuse qu'elle était intouchable. Et Dieu ce que l'on se sentait seul lorsqu'il ne nous était pas permis de seulement prononcer le nom de l'être aimé.

"Rosedale te manque, parfois ?" Sa voix l'arracha à ses pensées, et il la fixa un instant, elle qui dont le regard s'était perdu dans quelques brumes qu'il était incapable de seulement discerner. "Non, jamais." Et c'était la pure vérité. Il ne se souvenait pas d'une seule minute où il avait regretté sa vie là-bas, ne se souvenait pas, d'ailleurs, d'avoir un jour seulement regretté la vie nulle part. Sa voix, sa guitare et elle à ses côtés étaient tout ce dont il avait jamais eu besoin. Elle esquissa une grimace, tourna finalement le regard vers lui, et ce qu'il y lu lui fit hausser un sourcil étonné. Avait-elle jamais été aussi pâle ? Avait-elle jamais eu l'air aussi triste ? "Il faut que j'y retourne, et je ne sais pas pour combien de temps." Il pinça les lèvres, lui qui savait qu'elle retenait ces paroles depuis des jours. Hochant doucement la tête, il ne dit rien mais lui sourit avec douceur, avant de détourner le regard, sachant qu'elle ne supporterait pas la moindre compassion. Elle restait immobile à ses côtés, son regard rivé à ses tempes alors qu'il s'efforçait de ne plus la regarder. Sans doute savait-elle qu'il la suivrait, sans doute espérait-elle qu'il n'en ferait rien, cette fois, coupant définitivement les fils et les liens qui les reliaient. Mais il se garda bien de dire quoique ce soit, gardant pour lui ces perches qu'elle semblait attendre pour lui interdire de l'accompagner. Elle soupira finalement, et il la vit du coin de l’œil baisser les siens et secouer la tête. La suivre n'était sans doute pas la meilleure option, la suivre était se condamner encore un peu plus à cette souffrance sans nom qui la reliait à elle depuis toujours. Mais il n'y pouvait rien, n'était plus maître de ses choix depuis longtemps et la laissait mener leur vie comme bon lui semblait, lui se faisant l'ombre de ses pas, le poète maudit dont la pensée de sa muse ne le quittait jamais.

"Je déteste cette ville." "Je sais." dit-il sans même la regarder, perdu à présent dans son propre brouillard. "Je déteste cette ville, mais je n'arrive pas à me convaincre de ne pas y retourner." Il hocha doucement la tête, conscient qu'elle cherchait davantage une oreille attentive qu'une réponse quelconque. Rosedale l'indifférait : c'était la ville de son enfance, celle qui l'avait vu grandir, et qu'il avait quitté sans regrets, parce-qu'il avait toujours su que sa vie ne se ferait pas là-bas. Mais il aurait aussi bien pu y rester, il savait qu'il n'en aurait pas ressenti la moindre frustration pour autant. C'était un simple point sur une gigantesque carte, un simple endroit parmi des milliers d'autres, et peu lui importait où il se trouvait, tant qu'on lui permettait de faire ce qu'il aimait. Mais pas pour elle. Jamais, pour elle. Il croisa finalement son regard, et elle soutint le sien un moment, sans que ni l'un ni l'autre n'ait besoin de dire quoique ce soit. "Je sais." répéta-t-il finalement, et elle laissa alors échapper un soupir, presque soulagé, avant de déposer son front contre son épaule. "Tu viens avec moi, n'est-ce pas ?" Il hocha simplement la tête, sachant qu'elle connaissait déjà trop bien sa réponse. Il l'imagina fermer les yeux, imagina sa mâchoire se crisper alors qu'elle retenait les mots, qu'elle avait tout prêts sur le bout de sa langue, pour le repousser. "Merci." fut pourtant tout ce qu'il entendit. Il retint un sourire, retint cette note de triomphe qui résonnait quelque-part dans un coin de son âme, et se contenta de fermer les yeux alors qu'il entourait ses épaules de son bras, la serrant un peu plus contre lui.