elle est là depuis longtemps. le vide face à elle. l'eau qui coule et qui crie liberté. les rochers cachés sous les flots qui chuchotent mort assurée. je ne t'aime pas. moi non plus. alors pourquoi on est ensemble ? pour rien. ah, d'accord. bonne nuit. bonne nuit, shaun. le dialogue se répète mais elle s'en fiche. elle l'écoute. réécoute chaque intonation. et si l'eau coule toujours en bas, elle comprend. que mourir, c'est beaucoup plus simple que vivre et elle n'a plus la force de faire ça. plus maintenant, plus après tout ça. il lui avait demandé des enfants, le goujat. et voilà qu'il ne l'aime pas. elle s'en fiche. mais son ego est blessé et son estomac se contracte, se retourne. puis elle voit la faucheuse qui flotte et elle sourit. mauvais côté de la barrière. toujours. elle est jamais là ou elle doit, astrid. « il serait temps de sauter maintenant, vous ne croyez pas ? » elle murmure doucement, accoudée à la barrière. parce que ça fait un moment qu'elle l'a vu, la jeune femme.  elle lui fait penser à sa soeur, un instant. celle-là même qui ne lui parle plus. les mots s'entrechoquent entre ses lèvres mais qui refusent de sortir quand elle aperçoit ophélie. t'aimes les femmes, as. t'aimes les femmes !  c'est contre-nature. j'aime  les hommes, aussi a-t-elle répondu sans s'en soucier, avec cette voix traînante et blasée. l'air de dire, je fis ce que je veux, t'es qui pour me commander, comme une gamine de dix ans. mais ophélie a détourné les yeux, visiblement dégoûtée. et quand astrid s'est approchée, elle a reculé. tu m'dégoûtes. et elle s'est barrée. et la brune face à elle, du mauvais côté de la barrière, lui fait penser à ophélie. un instant. la demoiselle sursaute. manque de tomber. « je… » c'est un murmure qui lui parvient. non, elle n'est pas comme ophélie. parce qu'ophélie dit tout très fort, comme si ça allait donner plus de conviction à son discours. alors qu'elle, elle murmure et sa phrase meurt avant de sortir. comme si elle avait honte de ses mots. astrid sourit. parce que c'est toujours comme ça qu'elle fait. elle étire les lippes et trouve quelque chose de risible dans cette situation. c'est marrant, quand même, qu'elles souhaitent sauter le même jour au même moment. « tu ? » demande-t-elle simplement. elle n'aime pas quand les gens hésitent à parler. elle trouve ça dommage. qu'on censure. les mots sont faits pour être dit. elle s'est ramassée tant de fois pour ne avoir rien dit par manque de courage. elle s'est faite frappée tant de fois pour en avoir trop dit. « je croyais être seule. » astrid écarte les bras dans un geste théâtral et vacille. l'air de dire, tu vois, j'étais là avant toi. parce que c'est vrai que ça fait longtemps qu'elle vient là, le soir. quand elle n'en peut plus, de shaun. quand sa mère passe dîner. elles vont s'asseoir dans le trop grand salon. sa mère commence à lui raconter. saun... parfait... bientôt un bébé ... réconciliation ...ophélie... pourquoi ? ... feu grand-mère et grand-père... contente ... et ça continue des heures et des heures et ça donne des envies de suicide. alors astrid part là et respire l'air. ça lui donne du courage. ce soir, ça n'a pas été assez. elle est passée derrière la barrière. « t’as choisi le mauvais jour ma cocotte. » finit-elle par lâcher, simplement. parce qu'elle aussi, ce soir, elle a eu envie d'en finir. parce que le coeur a ses raisons que la raison ignore. mais quand on a plus vraiment de cœur on a pas de raison et on fait des conneries. et tandis que le  silence s'étire, astrid l'observe et lui sourit. elle veut bien mourir après avoir vu son visage. un joli souvenir avant de crever. « eh, si vous souhaitez baiser, je veux bien que ce soit le dernier truc que je regarde. » l'inconnue sursaute, astrid bat à peine d'un cil. il en faut beaucoup, pour la surprendre ou l'effrayer, la jolie bontemps. un sourire taquin aux lèvres, elle observe le second inconnu. ils sont beaucoup, quand même, à avoir pris rendez-vous chez la faucheuse ce soir. elle doit être débordée. « trop facile. nous voir sauter, ça ce serait cool. » c'est cool, de ne pas mourir seule. c'est cool, d'avoir vu d'autres gens, des gens beaux. c'est cool.  alors elle s'apprête à faire un pas. elle prend son courage à deux mains et manque de basculer, de se libérer. ça se propage dans son estomac jusqu'à sa poitrine et ça l'enveloppe. elle se découvre des ailes. mais un cri retentit. la prend de court. l'empêche de respirer. la fait reculer. s'accrocher convulsivement. et elle reste là, presque tremblante de colère et de peur en tournant trop rapidement la tête vers elle, l'inconnue. « non ! » astrid ne comprend pas. ne veut pas comprendre. n'en a plus envie et n'en n'aura jamais envie. elle ne veut pas voir le soulagement qui se propage et la fait se tendre violemment. figée. l'inconnu aussi, il ne comprend pas. « pas aujourd’hui. »

et ça devient leur mantra. pas aujourd'hui, peut-être demain. demain la liberté, demain la joie, demain le bonheur. coincée entre les griffes de shaun, il ne sait rien. la tient. refuse de la voir s'échapper tout en sachant qu'une fois qu'elle aura le courage de fuir, il n'y pourra plus rien. on ne capture pas le vent  deux fois. déchirée par le conflit qui l'oppose à sa soeur. ophélie la parfaite. tiraillée à l'idée de frapper ses parents pour les inepties qu'ils osent dire. la colère qui grandit. qui va exploser. et qui criera, comme l'eau, liberté.

mais pas aujourd'hui.