« Viens avec moi. » disait-il du bout des lèvres. Ses doigts entremêlés aux tiens, tu tentais de trouver dans son regard toutes les réponses. Tu te faisais hésitante. Quitter tout du jour au lendemain, ce n'était pas n'importe quoi. « Découvrir le monde n'aura aucun intérêt si tu n'es pas à mes côtés. ». Tu te mordais l'intérieur de la joue. Tu n'étais pas prête, Beckah. Non, tu n'étais pas prête à tout abandonner. Néanmoins, tu en crevais d'envie, ton coeur se déchirait à l'idée de le laisser partir. « Tu... tu peux pas attendre encore un peu ? » osais-tu demander. Tu savais pertinemment que la patience n'était pas son fort mais tu espérais qu'il te dise oui. Dans le fond, tu n'osais pas croire qu'il t'abandonne si vite. Deux mois, c'est court pour tomber amoureuse ? Mais c'était ta réalité, tu étais folle de lui. Tout le monde voyait la petite dernière de la famille que tu es comme la demoiselle parfaite, celle qui aurait une belle carrière, la famille rêvée. Personne n'aurait parié que tu serais tombé sur ce petit vagabond capable de réciter n'importe quel passage de n'importe quel grand auteur. Parce que sous ses airs de clochard, il reste un homme bon, cultivé, préférant les plaisirs simples au matérialisme de la vie actuelle. Il avait débarqué dans ta vie de façon inattendue. Alors pourquoi hésites-tu Beckah ? Ce n'est pas seulement toi dans cette histoire. Tu ne veux pas affronter les visages déçus des membres de ta famille. Tu savais que personne ne comprendrait, qu'indirectement ils le détesteraient de t'avoir enlevé à eux. Tu baissais la tête, une mine résignée, le sentiment de devoir abandonner.  « J'peux pas. . Kurt, j'peux pas leur faire ça, pas comme ça, pas de cette façon.. » Il aurait beau dire ce qu'il veut, tu savais que tu ne pourrais pas partir sans leur dire au revoir, sans au moins leur expliquer tes raisons. Kurt était sans attache depuis toujours, il avait laissé sa mère vivre son rêve de s'installer avec son nouveau mari dans le sud de la France. Kurt ne savait pas ce que ça pouvait faire d'être dépendant des valeurs familiales. « D'accord. » soupirait-il.

Tu passais les mains sur ton visage, assise sur le perron de la maison familiale. Les lumières sont allumées, tout le monde est là, tout le monde est réunis. Tout aurait été beaucoup plus simple si tu avais pris la fuite. Kurt ne voulait pas s'imposer alors il t'attendait dans le pick-up. Il t'encourageait du regard et tu ne pouvais pas t'empêcher de lui sourire. Parce que c'était comme ça entre vous, simple, sans chichi, sans histoire. Tu tentais de réfléchir aux mots que tu allais employer, tu ne voulais pas tout gâcher, tu ne voulais pas qu'ils te détestent, qu'ils le détestent pour être amoureux de toi. Prenant une profonde inspiration, tu te décidais enfin à te lever. Tu restais quelques secondes la main posée sur la poignet de la porte jusqu'à ce que tu trouves enfin le courage de l'enclencher. Comme beaucoup de soir, la famille était réuni dans la cuisine, ta mère préparait le repas et tout le monde était là pour l'assister. Ton père dégustait un verre de vin, adossé contre le plan de travail. Jude coupait les carottes comme personne, Moses se bagarrait avec un oignon. Toi, tu restais là, simplement adossée dans l'encadrement de la porte. Tu voulais profiter une dernière fois de ce moment, la pureté d'un échange familiale,  tout ça avant que les cris, les larmes ne s'installent. « Ma chérie, tu es rentrée. Si tu veux tu peux préparer la vinaigrette pour la salade, tu sais comme ton père la massacre à chaque fois. » Tu laissais échapper un rire avant de te précipiter vers les placards pour y trouver un saladier. Jude expliquait qu'il composait de plus en plus. Moses restait silencieux, il t'observait, c'était comme s'il scrutait ton esprit. Tu attrapais une échalote, un couteau et tu tentais de te concentrer sur la tache que tu devais exécuter. Tu savais que tu regretterais ces moments, tous ensemble. L'esprit ailleurs, tu avais fini par te couper, laissant au passage le couteau atterrir sur le carrelage blanc brillant de la cuisine. « Beckah ? Ma chérie, est-ce que ça va ? » Tu te retournais vers eux, vers leurs regards, appuyant sur ta plaie, la couvrant avec un torchon. « C'est rien. » les rassurais-tu. C'était comme le temps s'arrêtait. C'était comme s'ils avaient compris que quelque chose allait arriver. « Je. . je pars. Ce soir. » C'était dit, ça atterrissait comme une bombe au milieu de la cuisine. Ton père posait son verre de vin. « Tu, tu quoi ? ? » Tu pouvais sentir de la colère dans le ton de sa voix, dans son regard. Ta mère semblait comprendre, mais n'osait rien dire. « Je m'en vais papa. » Tu tentais de l'apaiser mais ce n'était pas gagné. « Mais où ? Pourquoi et avec qui ? Ne me dis pas que c'est avec ce . . », « Si papa, c'est avec lui ! Je suis même étonnée que tu es remarqué qu'il existait, bravo. » Jamais tu n'avais osé te rebeller contre lui. « Et tu crois que c'est ce qui va t'apporter un bel avenir ? » Tu soupirais parce que dans le fond, tu lui en voulais de vous en demander toujours plus à tous les trois. Tu lui en voulais de ne pas s'être rendu compte que tu n'avais pas besoin de tout ça pour vivre. « C'est quoi mon bel avenir papa ? Devenir avocate, comme toi ? C'est génial, mais c'est pas ce que je veux tu sais. J'ai pas besoin d'avoir de beaux vêtements, une grande maison, ou encore une belle voiture pour être heureuse ! Tout ça, c'est du vent ! » Ça te fendait le coeur que ton père te connaisse si peu, qu'il ne se soit jamais rendu compte que tu n'étais pas matérialiste, que le peu de temps que tu pouvais t'accorder, tu avais toujours préféré le donner aux autres. Il restait muet, comme tous les autres. Tu les regardais les uns après les autres. « Ecoutez. J'vous demande pas de comprendre pourquoi je fais ça, j'vous demande juste de respecter mon choix. Parce que c'est MON choix, Kurt ne m'a rien imposé, j'aurais pu le laisser partir, mais non, je refuse d'accepter ça. J'aurais cette impression toute ma vie d'être passé à côté de quelque chose. Je.. je vous aime, mais je ne suis pas la petite fille parfaite que vous vouliez avoir, je n'ai pas les mêmes désirs, les mêmes besoins. Mon truc à moi papa, c'est pas le droit, c'est l'art, alors certes je n'aurais pas des millions en poche, mais je serais restée honnête envers moi même. Et puis. . je suis amoureuse de lui, c'est tout. C'est pas une raison suffisante pour vous ? » Tu avançais de quelques pas vers chacun d'entre eux, ton père évitait ton regard qui s'était petit à petit gonflé de larmes, ta mère te serrait fort dans ses bras comme si c'était la dernière fois qu'elle te voyait. Tes frères, tes frères respectaient ça, mais ne semblaient pas comprendre. Tu leur disais au revoir une dernière fois après avoir été préparé un sac d'affaire à l'étage. C'était la fin d'un chapitre, une page se tournait, une autre commençait.

Cinq ans loin d'ici. Tu ne pensais pas y remettre un jour les pieds. Rosedale te semble grand par rapport à l'endroit où tu vis. Tu retrouves des visages, certains te font des sourires, d'autres t'ignorent. Tu es revenue seule ici. T'as juste laissé un message à Kurt pour le prévenir lorsqu'il serait de retour. T'as atterrit dans un petit village non loin de Toronto avec lui. Mais ça faisait des semaines que tu vivais seule. Kurt avait décidé d'embarquer sur le Rainbow Warrior III, l'embarquement de GreenPeace. Finalement, ça vous faisait du bien d'être un peu loin de l'autre. Ces derniers temps, vous accumuliez les prises de têtes. Tu voulais retrouver les tiens, tu ne voulais pas faire d'enfants si ces derniers n'auraient aucun contact avec leurs grands parents, leurs oncles et lui ne comprenait pas. Tu pouvais pas lui en vouloir à Kurt, il était seul depuis si longtemps. Tu ne lui as pas demandé son avis lorsque tu as appris pour l'accident de Jude, tu devais revenir, tu devais les revoir. Mais cinq ans dans une ville comme Rosedale, ça semble une éternité. Cependant, rien n'a changé, sauf eux, sauf ta mère qui tente de dissimuler qu'elle perd ses cheveux et qui fait de son cancer un secret d'état. Sauf ton frère qui n'entend plus aussi bien. La famille semble de nouveau être au complet et pourtant tu as l'impression de ne plus en faire parti, ton père est froid, il ne te parle pas, ne te calcule pas. Il a certainement perdu sa fille, il y a cinq ans.