Pourquoi est-ce qu’il ne fait jamais chaud dans ce pays ? Même lorsque que le soleil brille dans un ciel bleu, l’humidité ambiante poisse les vêtements, alourdit les tissus et même la chair. Poupon écrase le mégot noircit de sa cigarette contre le goudron, à l’entrée du Fritzel’s. Si John la remarque, elle aura sans doute encore droit à une de ses réflexions préférées au sujet de sa jeunesse, de sa santé qui doit être préservée, et toutes ces conneries. Dites pas ça à une fille qui a perdu sa mère à sept ans quand celle-ci, après une vie irréprochable, a été exterminée en mois de deux mois par une tumeur au cerveau. Sa clope, elle la fume si elle veut, elle a déjà fait suffisamment d’efforts pour convenir à John. « Laisse pousser tes cheveux », « ne te teint pas en brune », « porte des décolletés ». Le kit de la petite serveuse bonnasse, elle l’a, alors qu’on ne vienne pas l’emmerder avec sa santé, voilà bien une chose qui n’appartient encore qu’à elle, merci bien. L’horizon de Rosedale est morne et sans intérêt. Quelques touristes, de plus en plus rares avec la fin de l’été, et le silence triste des rues désertes. Pas d’enfants jouant au ballon sur les trottoirs, pas de groupe de jazz itinérant, même pas de junkies errants pour donner un semblant de vie fantômatique à ce coin de la Nouvelle-Orléans. Seulement quelques vautours et chacals qui, dit-on, ne sortent de leurs hôtels bon marché qu’à la tombée de la nuit. Elle servira, alors, et ne les verra plus. Les yeux fermés quand elle travaille, Poupon n’observe et n’attend que le jour – et le jour rien n’arrive. Pas même Arliss. Arliss et ses cheveux aussi blonds que les siens, son air blasé de tout, hautain entre ses mèches de cheveux parfois grasses lui tombant sur le nez. Il voudrait faire bad boy, mais sans succès, il sera toujours ce gamin maigrichon qui ne savait qu’une seule chose : courir plus vite que les autres. Arliss et ses chemises bleues délavées, des récupérations de Levi’s américains qu’il chopait Dieu sait où. Arliss qui lui avait toujours promis de rester, et qui avait fini par s’évader de l’entonnoir Rosedale. Où pouvait être cet enfoiré à l’heure qu’il était ? Sur des routes brûlantes des Etats-Unis d’Amérique, dans une décapotable avec de l’herbe épaisse, peut-être dans les bras d’une fille ? Elle finira par le larguer, pense Poupon en fermant les yeux. « Il n’y a que moi pour le supporter. » Et merde, Arliss, tu avais dit que tu resterais. Au moins le temps qu’elle mette de côté, qu’elle achète une valise stylée et y mette une dizaine de fringues de rechange. Le temps d’avoir des économies pour se jeter dans le monde et éviter de s’écraser au bord d’une falaise. Mais Arliss est parti sans elle. Quand il reviendra, elle ne sera plus là, ça non. Il ira se faire voir. Ce qui serait bien, c’est qu’elle se trouve un copain, comme ça il verrait. Mais où le trouver, celui-là ? Les hommes qui la draguent toute la nuit au Fritzel’s ne la connaissent pas, ne la voient même pas. Elle n’est pas la sirène blonde que John tient à ce qu’elle soit quand elle sert. Quand ils apprennent son prénom, c’est encore pire. Ces sourires attendris et cette infantilisation alors qu’enfant, elle a cessé de l’être à sept ans, lorsqu’elle a trébuché sur la mort et s’est rétamée par terre. Arliss le sait. C’est pour ça qu’il ne la ménage pas, ne prend pas soin d’elle, et il a bien raison. L’abandon ne lui fait pas peur. Ça le fout juste en rogne. Elle quitte le paysage des yeux et soupire, se relève des marches, prête à terminer sa pause et reprendre le service. Arliss n’apparaitra plus à l’horizon de sa démarche trainante, baladant son inutilité entre ses jambes et souriant bêtement à ses insultes. L’enfance est terminée. Tout le monde s’en va.